Innover, c’est transgresser le statu quo

desobeissance

Innover ne se réduit pas à gérer, produire et commercialiser des innovations et ne concerne pas uniquement les fabricants de produits innovants. Selon le Manuel d’Oslo sur l’innovation de l’OCDE, elle comprend fondamentalement l’innovation de gestion, l’innovation de production, produits et procédés ainsi que l’innovation dans la commercialisation. Il s’agit donc de toute autre chose qui concerne cette fois toutes les entreprises. C’est le sens de l’innovation intégrale pour être une entreprise innovante. Or, le sociologue Norbert Alter, spécialiste des processus d’innovation en entreprise, a mis en lumière les phénomènes intimement liés entre l’innovation et la transgression. Il distingue la transgression ordinaire, dont nous allons parler ici, de la transgression extraordinaire, soit la déviance telle l’escroquerie.

La transgression indissociable de l’innovation

L’apparent, dans les organisations, est l’ensemble de ce que l’on pourrait appeler la « sphère formelle » : les discours officiels, les règles, les actions, les structures, etc. A cette sphère correspond son double obscur : l’informel, les pratiques occultées, les règles parallèles, les structures tacites, les coordinations masquées, l’autogestion clandestine. Il y a transgression ordinaire, dès lors que ces deux sphères, celles du prescrit et du réel, ne correspondent pas et entrent en contradiction. « Le dilemme entre l’application des règles et des procédures d’une part et la nécessité de les contourner pour opérer de façon efficace n’est pas une nouveauté ». L’innovation entretient avec la transgression ordinaire les liens les plus étroits. « L’innovation se fait toujours, au moins momentanément, contre l’ordre, même si elle finit souvent par participer à une autre conception de l’ordre ». Pour quelle raison l’innovation ne peut-elle se faire sans transgression ordinaire ? L’idée est la suivante. Par sa nature même, l’innovation entre en conflit avec l’ordre. Ce qui est nouveau ne peut avoir de place dans un espace structuré a priori par un dispositif normatif. L’ordre est cet ensemble de prescriptions qui attribuent une place à chaque chose. Or on ne peut prévoir une place pour ce qui n’existe pas encore. Par conséquent toute innovation introduit un désordre organisateur.

La logique de la transgression

Reconnaissons le rôle positif joué par la transgression ordinaire, autrement dit le fait que le désordre puisse être, d’une manière ou d’une autre, souhaitable. Pour l’organisation, d’abord, le changement est, on le sait, un impératif absolu, face à un environnement et à des contraintes évoluant sans cesse, le système de règles de l’entreprise se doit d’évoluer lui aussi, sous peine de la priver peu à peu de toute capacité de réponse pertinente à ses différentes missions. La transgression, parce qu’elle permet l’innovation, est le vecteur de la mobilité des organisations, et donc de leur survie à terme. L’innovation ne se diffuse que s’il existe suffisamment de jeu dans la planification, dans la standardisation des tâches, afin que des initiatives imprévues puissent être prises. La transgression permet d’être « créateur d’histoire ». De plus, ce sont les fantasmes, lesquels, par le truchement de l’interdit, permettent l’inventivité, l’activité créatrice, La transgression joue ainsi un rôle fondamental dans la conduite du changement dans les organisations. Dans bien des cas, c’est en effet dans l’intérêt de l’entreprise, afin de mieux réaliser la tâche qui lui est confiée, que l’acteur transgresse. Les innovateurs, bien que transgressant des règles, ont toujours l’idée d’un autre bien. C’est toujours au nom d’une conception différente du bien, donc d’une norme supérieure, que l’on transgresse. Ainsi, deux logiques sont en concurrence : la logique de l’organisation, de la règle,  et celle de l’innovation.

Gérer la transgression ordinaire

Les transgressions ordinaires sont habituellement rejetées dans la clandestinité par les entreprises qui fonctionnent officiellement selon la logique d’organisation. Les logiques d’innovation sont plus tolérées que gérées en tant que telles. Cela signifie-t-il qu’il n’est pas possible de gérer la transgression ? Le constat de la transgression ordinaire pose en effet un vrai défi au gestionnaire. Quelle réponse doit-il apporter à ce phénomène ? De quelle nature serait cette gestion ? On observe qu’une réponse tentante aux problèmes posés par la transgression ordinaire est le passage du management par la procédure au management par l’objectif. Dans ce cas, la règle s’efface au profit d’une certaine indépendance dans le choix des moyens d’action. Dans la gestion du désordre en entreprise, il s’agit d’autoriser les fonctionnements informels et la participation spontanée. Le désordre est un élément que l’on trouve, jusqu’à un certain point, de façon permanente dans l’entreprise. L’innovation suppose d’accepter une part de désordre. Mais ce désordre n’est jamais exactement le même. Quand un désordre se transforme en ordre, ou bien transforme l’ordre à son image, d’autres désordres émergent, d’autres innovations se développent. Ainsi progresse l’entreprise par itérations successives.

La dialectique de l’innovation

L’innovation suppose d’accepter une part de désordre. Ainsi, les mœurs évoluent à un rythme différent des législations lesquelles, le moment venu, doivent évoluer pour mieux coller à la réalité de ce qui est désormais considéré comme acceptable, comme l’avortement aujourd’hui. Le désordre est en quelque sorte la prémices d’un ordre nouveau. Dans un premier temps, les pratiques transgressives s’opposent à une règle en vigueur. Subséquemment, une nouvelle norme naît peu à peu en remplacement de l’ancienne. Enfin, par désuétude, l’ancienne norme est finalement remplacée par la nouvelle. Une telle conception permet de comprendre l’efficacité de pratiques transgressives, et en particulier de celles qui sont liées à l’acceptation d’une innovation. L’efficacité organisationnelle apparaît ainsi comme le résultat d’un compromis entre innovateurs et directeurs. Les pratiques organisationnelles réelles sont un compromis entre la régulation de contrôle, que l’on pourrait rapprocher de la logique organisationnelle évoquée plus haut et la régulation autonome, soit la logique de l’innovation notamment ouverte. Cette régulation conjointe réalise un accord entre les pratiques et les règles. Le management doit comprendre que l’écart entre le prescrit et le réel rend efficace ce qui ne le serait pas autrement.

Conclusion

Force nous est de constater que parfois, certains dirigeants constituent le goulot d’étranglement du développement de leur entreprise en raison d’une trop grande rigidité. Le défi pour toutes les entreprises consiste à mobiliser l’intelligence des employés et à stimuler leur créativité en faisant preuve de souplesse et d’agilité pour apprivoiser le changement perpétuel, quitte à tolérer des transgressions puis à les gérer si ça devait être le prix à payer pour être une entreprise innovante qui prospère.

Référence : Olivier Babeau, Jean-François Chanlat. Déviance ordinaire, innovation et gestion. Revue Française de Gestion, Lavoisier, 2011

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